Des histoires brumeuses ou fumantes, j’en ai plein ma musette. Si j’aperçois un navire au loin, je suis capable de donner toutes ses caractéristiques par sa silhouette. Les ports de Méditerranée et d’Atlantique n’ont plus de secret, je connais les cartes par coeur. Si l’on me dit “échelle”, je réponds “coupée, Douglas ou Beaufort”. Mon poil se hérisse lorsque j’entends parler de corde et non de cordage, c’est le Pompon pour un archer, non ? J'aime la mer, la regarder calme ou déchaînée, je suis admiratif de voir voguer de telles masses d'acier. J'aime écouter le bruit des vagues se transformant en écume contre un rocher ou une étrave, tout comme les contes de marins mystiques, c'est un Monde presque surnaturel.
 
Je m’engageais dans l’armée le 3 septembre 2001. Un jour de pluie à l’horizontale à Brest, je rentrais à l’école de Maistrance. “Bonjour Second-Maître”… “Qu’est-ce qu’il a de bon ce jour ?” rétorquais l’instructeur. Pas de doute, j’étais à la bonne adresse.
 
Je dessinais des bateaux et je voulais devenir architecte naval. J’étais surtout archinul en maths. Pas de quoi rougir, je n’ai pas eu besoin de Pythagore pour gravir.
 
Treize années plus tard, je suis breveté supérieur de la spécialité de guetteur sémaphorique, promu au grade de Maître et militaire de carrière. J’ai le permis mer côtier et hauturier, je suis patron de voilier et pilote d’embarcation rapide. J’ai appris la couture toute matière, la maintenance des radeaux de survie, les câbles, les épissures et tous les autres noeuds marins. Je coordonnais des centaines d’opérations de sauvetage, par téléphone, texto, mail, satellite, scott ou radio, au moyen d’outils techniques spécifiques. Je suis diplômé observateur Météo France et assermenté pour le constat des infractions en milieu maritime. Douze affectations et presque autant de métiers différents au sein de la même entité. Une bonne centaine de patrons, chefs, capitaines et commandants m’ont formé, ou déformé, au rythme des quarts de jour comme de nuit, ici et ailleurs, sur terre ou en mer, en français ou en anglais.
 
La spécialité d'un marin, c'est son métier. Militaire, marin, spécialiste, dans l’ordre. Militaire pour l’ordre et la discipline, le respect et la communication. Marin pour connaître la vie à bord, la communauté, la navigation et ce monde beau mais si hostile qu’est la mer. Spécialiste pour apprendre un métier à bord et ils sont nombreux pour naviguer, manoeuvrer, transmettre, écouter, manger, commander…
 
D'abord manoeuvrier pendant trois ans sur les bâtiments de guerre, je faisais partie de l'équipe en ciré sur le pont des navires, chargée des manoeuvres d'accostage, d'appareillage, de transfert de courrier - personnel - charges, de ravitaillement à la mer... tout en prenant des paquets de mer. Une spécialité exaltante, enrichissante, au sein d'un équipage aux multiples histoires contées entre le pont principal et la machine. J’étais barreur aux ordres du chef de quart passerelle, ou pompier pour lutter contre le feu et l’eau. La vie à bord est intense, l’entraînement est permanent tout comme le danger. Je parlais un langage propre à ce milieu, pour le plus grand respect du chef des manoeuvriers à bord, le Bosco, celui qui a la plus grande gueule.
 
Je travaillais dans les ateliers de voilerie et gréement. Un navire à quai est un navire en entretien. J'étais chargé de la confection de capots d'apparaux divers ou des tentes de plateforme  hélicoptère. Je manchonnais des câbles d’acier, et j’épissais des aussières, parfois de taille absolument dingue. Ce job sentait bon le chanvre et l’écume.
Changement de cap à l’issue de cette affectation et je postulais pour la spécialité de guetteur sémaphorique. Six mois de formation bretonne plus tard, j’étais apte au service public et désigné au centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage d’Ajaccio.
 
Voici ce que les CROSS font :
 
- Surveillance de la navigation commerciale : service d'assistance maritime, un navire de commerce a obligation de déclarer son entrée dans les eaux territoriales et si une avarie se présente, le CROSS assurera le relais entre la préfecture maritime et le navire pour l'opération de remorquage. Il relaie les informations relatives à l'état du navire aux concernés (centre sécurité navires, port de commerce, agents et armateurs...).
 
- Surveillance des pollutions maritimes : le CROSS est le point de contact central en ce qui concerne la détection des pollutions en mer. La Marine Nationale possède les moyens de lutte contre ces pollutions, ainsi que les moyens de détection, conjointement avec les Douanes.
 
- Surveillance des pêches maritimes : le centre national de surveillance des pêches se trouve à Etel dans le Morbihan, chaque CROSS est le contact zonal des contrôles de navires de pêches professionnels. Il tient à jour la réglementation en vigueur en corrélation avec les Affaires Maritimes et le CNSP ETEL.
 
- Diffusion des renseignements de sécurité maritime : c'est la diffusion des bulletins météorologiques côtiers et larges, réguliers ou spéciaux ainsi que les avis urgents aux navigateurs (conteneurs / cétacés / bille de bois à la dérive).
 
- Sauvetage en mer : une veille permanente jour et nuit est assurée par téléphone, radio, satellite, messagerie pour répondre à la sécurité, à l'urgence, à la détresse en mer par une assistance mondiale, coordonnée et adaptée à chaque situation.
 
Ils veillent les fréquences de détresse VHF 16, MF 2182, HF 8414 + ASN. Un numéro d'urgence : le 112 depuis un téléphone portable. Le système satellitaire COSPAS / SARSAT ainsi que les systèmes tels que le NAVTEX, INMARSAT sont complémentaires pour assurer une communication globale ou sommaire de localisation de sinistre.
 
Les CROSS touchent l’ensemble des administrations publiques ou privées possédant une unité maritime. C’est une étroite collaboration entre chaque entité du milieu maritime: administrations publiques et militaires, sociétés d’assistance maritime privées, Société Nationale de Sauvetage en Mer, clubs de plongée, clubs de voile, yachting, ports de plaisance et de commerce, tous les types de navires en mer, centres de coordination aérienne, radioamateurs, satellites et services étrangers de même nature.
 
Incendie, voie d'eau, avaries moteur et batterie, hélice engagée, démâtage, équipage désemparé, échouement, perdu, collision, crash aéro, assistance médicale (consultation radio-téléphonique, évacuation, déroutement), inquiétude ... sont les types d'opérations rencontrées dans un CROSS pour ne citer que la partie navigation / sauvetage.
Le centre réceptionne l'alerte, analyse la situation et il choisit le moyen le plus approprié en fonction de l'urgence, coordonne l'arrivée des secours, la prise en charge et le retour à terre jusqu'à l'envoi du compte-rendu final. "L'équipe de quart" se trouve ainsi au contact permanent du professionnel ou amateur à la mer, des autorités maritimes, du moyen de sauvetage ou d'assistance
 
J’étais affecté à la vigie de Cépet, le sémaphore bordant l’arsenal de Toulon. Les missions essentiellement militaires mais participent tout de même à l’Action de l’Etat en Mer.
 
Les sémaphores sont disposés le long du littoral français. Ils exercent une veille permanente dans leur zone géographique respective en matière de surveillance de la navigation, surveillance des approches du littoral et de l'espace aérien, effectuent des relevés pour Météo France, apportent leur concours au profit des Affaires Maritimes, des douanes, de la gendarmerie, de la police et bien sûr de la Marine dans le cadre de sa mission militaire. Tous dépendent de la FOSIT, Formation Opérationnelle de Surveillance et d'Information du Territoire, divisée en deux branches : le service photo et vidéo, et les sémaphores.
 
Un sémaphore ressemble beaucoup à une tour de contrôle d’aéroport, posté sur un point haut du littoral. Sa mission est d'abord militaire pour surveiller les côtes, mais il aura aussi un rôle important dans la vie maritime locale de la pêche, du commerce, de la plaisance.
 
Ils sont les yeux des CROSS pour la mission de service public, experts de leur zone spécifique, leurs acteurs, leurs points remarquables, leurs dangers, pour gagner ces petites minutes qui peuvent sauver des vies humaines. En Méditerranée, 19 sémaphores arment le littoral continent et Corse 24h/24.
 
Il dispose des moyens radios (VHF, MHF, goniomètre), visuels (Jumelles longue portée, radar), télégraphiques, afin d'apporter son concours pour faire appliquer la règlementation et prévenir des multiples situations délicates pouvant survenir en mer.
 
L'anglais est utilisé quotidiennement, pour converser avec les navires de commerce du monde entier transitant dans nos eaux territoriales.  Il faudra reconnaître une situation anormale, différencier un minéralier d'un pétrolier croisant à plus de 40 km, connaître les types d'aéronefs français et étrangers, "parler en lumière" grâce au SCOTT (le morse lumineux...) et toujours anticiper.
 
Si un contrôleur aérien doit être réactif compte-tenu de la vitesse de croisière d'un avion, nous devons anticiper d'autant plus en mer. Par exemple, un super-tanker de 400 mètres devra mettre de la barre pendant 45' pour changer de cap de plus de 15°. Le même navire lancé à plus de vingt noeuds ralentira la machine au niveau de la Bretagne Nord pour aller à Rotterdam sur son erre. Il existe des minéraliers à vingt mètres de tirant d'eau (profondeur de coque sous l'eau), des porte-conteneurs de plus de dix mille boîtes, qui naviguent à 40 km/h ! A côté de ces géants des mers, des pêcheurs, des plaisanciers, ou d'autres navires de commerce plus petits. Il vaut mieux savoir de quel côté on va se croiser, les lignes blanches et panneaux n'existent pas en mer. Si les navires s'appellent entre eux de façon régulière, il convient de s'assurer qu'ils le font bien, surtout à proximité de nos côtes.
 
Je n’étais donc pas en maillot de bain rouge, muscles huilés, courant sur la plage avec un flotteur en plastique. J’avais encore moins de longs cheveux blonds… Cessez le fantasme de suite. 
 
De quart, j’étais assis derrière un grande console radio-informatique, avec plein de boutons et écrans tactiles. Une arche de haut-parleurs veillant le canal de détresse et d'un système de gestion des voies radio me permettait d’utiliser individuellement chacun des émetteurs implantés sur le littoral français. Il y a bien sûr une veille téléphonique permanente, et un numéro d'urgence : le 112. Le centre de traitement des alertes rattaché au lieu d'appel transférera l'appel vers le CROSS pour les assistances en mer.
 
Les oreilles bien ouvertes, les bruits et conversations omniprésentes masquaient souvent la détresse d’un navire lointain, démâté, dont l’antenne radio se trouvait sur le mât. “MayDay”, c’était mon bouton rouge. Dès que j’entendais ce code maritime, je bondissais sur mes cartes marines et je tendais l’oreille pour sélectionner le meilleur émetteur.
 
Lors d'une alerte, le CROSS pose les bonnes questions, analyse la situation, décide des moyens les plus appropriés, coordonne ces moyens une fois en mer et jusqu'à la fin del’opération. Pendant ce temps, le sémaphore suit l'opération grâce à ses moyens techniques sur zone et retransmet tout élément complémentaire au CROSS.
 
Le dispositif de sauvetage en mer est à l’échelle mondiale. Il peut être mis en oeuvre pour porter secours à une seule personne qui se trouverait en détresse. L'anglais est présent, chaque pays aura son CROSS, appelé MRCC pour Maritime Rescue Coordination Center.
 
Je garde un souvenir impérissable de mes sauvetages, de tristes et de belles histoires, entre mer d’huile et mer blanche. C’est une activité professionnelle hors cadre, passionnante, et dans laquelle chaque heure est différente. On ne sait jamais ce qui nous attend en prenant notre quart, mais je savais aussi qu’à chaque heure, j’allais servir à quelque chose.
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